Armée française : la ruine en héritage ?
Il semble que la phase d’autodestruction de notre défense soit désormais irrémédiablement engagée
L’Afghanistan a-t-il été le chant du cygne de l’ère des opérations extérieures de l’armée française ?
A prendre au mot le concept de “betteravisation” qui fait florès dans nos états-majors (entendre retour au pays et fin de l’époque expéditionnaire), tout connaisseur de la chose militaire est porté à le croire.
Coupes continues des crédits, purge massive des effectifs, cession gratuite du patrimoine immobilier,
des milliers de militaires qui ne sont plus payés depuis des mois… La situation de la Défense est
entrée dans une phase critique qui pourrait déboucher sur une crise sociale, capacitaire, et des
vocations sans précédent historique. L’institution militaire sera vraisemblablement la principale
victime de la politique ultra-récessive poursuivie par le gouvernement Ayrault, qui, en cela, ne fait que parachever les décisions prises sous le mandat de Nicolas Sarkozy. L’armée de terre sera la plus
touchée, mais la Marine et l’armée de l’air auront aussi leurs lots.
L’affaire Louvois
Le volet le plus sensible politiquement et médiatiquement est d’abord celui des soldes non versées lié
aux dysfonctionnements chroniques qui affectent le logiciel bien mal-nommé Louvois, du nom de
l’énergique ministre de la guerre de Louis XIV. Problème récemment qualifié d’“invraisemblable” par le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, lui-même. Dans la continuité de la politique de
rationalisation budgétaire actée par la Révision générale des politiques publiques (RGPP), le inistère
de la Défense a décidé la mise en place de plusieurs systèmes d’information de “ressources humaines”(SIRH).
Dans l’armée de terre, ce système d’information a été baptisé Concerto. Louvois (Logiciel
unique à vocation interarmées de soldes) est la déclinaison du volet “salaires” de l’ensemble des SIRH des armées (Rhapsodie pour la Marine, Orchestra pour l’Armée de l’Air, Agorha pour la
Gendarmerie). Problème : ce logiciel vendu à prix d’or et dont la maîtrise d’oeuvre et la maintenance
sont assurées par l’entreprise Steria, ne fonctionne pas. Depuis le raccordement de Louvois à Concerto et le basculement unilatéral de la gestion des soldes en octobre 2011, les ratés du système perdurent et se multiplient : frais de déménagement non remboursés, indemnités de campagne non perçues, soldes non versées, ou versées avec six mois ou un an de délai, ou alors versées de manière aberrante (seul un cinquième du salaire est perçu), autant d’accrocs dus à la pléiade de bugs qui affectent Louvois.
La conséquence directe est une précarisation radicale des familles : une manifestation de femmes de
militaires a eu lieu l’année dernière, première du genre, mais le mouvement a vite été étouffé par les
pressions exercées sur leurs maris. Résultat : certains militaires, qui attendent le versement de leurs
soldes, sont ruinés, interdits bancaires et sont obligés d’emprunter pour rembourser des crédits déjà
contractés alors même qu’ils ne sont plus payés ! Dans les cas les plus extrêmes, leurs femmes
divorcent pour acquérir un statut de femme seule et toucher des allocations.
L’affaire des soldes pourrait, à condition de se cantonner à une lecture de surface, ne relever que d’un
simple bug. En réalité, le problème pourrait aller bien au-delà du raté informatique et concerner aussi
la trésorerie de l’Etat. Les capacités d’emprunt auprès des marchés s’épuisant avec la crise, la priorité
va au paiement des salaires des institutions syndiquées et dotées d’une forte capacité de nuisance
médiatique (Education nationale), à l’inverse exact des militaires. Officiellement 10 000 dossiers sont
en attente de traitement dans l’armée de terre (chiffre reconnu par le ministère). En réalité l’ensemble
de la chaîne des soldes (troupe, sous-officiers et officiers) est impactée (120 000 bulletins de soldes
touchés) et le chiffre réel pourrait atteindre 30 % des effectifs totaux. Pire, ces ratés touchent en
majorité des militaires qui sont sur le point de partir en opérations ou qui en reviennent (60 % des
dossiers). Là encore, impossible de faire la lumière sur le nombre exact de militaires touchés puisque
le ministère n’en a aucune idée précise et vient de lancer un appel aux parlementaires pour faire
remonter les doléances. Le ministre Le Drian a parfaitement conscience du scandale même s’il feint de le découvrir avec sa prise de fonction, puisqu’il était chargé des questions de défense auprès de
François Hollande pendant la campagne présidentielle. Si Bercy ne freinait pas, le ministère aurait
évidemment débloqué des fonds spéciaux pour gérer l’urgence, ce qu’il commence à faire. L’annonce
récente d’un plan d’urgence et la mise en place d’un numéro vert suffiront-elles ? Les services
concernés sont déjà débordés par le flot des plaintes et, faute de compétence technique, n’ont d’autre
choix que d’intimer la patience.
Sur le fond, une autre hypothèse – conditionnelle – pourrait être émise : les ratés de Louvois
pourraient relever d’une stratégie mise en place par les grandes entreprises de conseil qui ont vendu
ces logiciels de gestion intégrée pour démontrer au gouvernement l’incapacité des services de l’Etat à
faire fonctionner des systèmes aussi complexes et obtenir une externalisation totale de leur gestion
(Louvois est géré en interne par les services de ressources humaines du ministère qui sont épaulés par
des équipes de Steria). Paradoxe ? L’Etat envisagerait de confier la totalité de la gestion du parc
informatique du ministère à Steria. Aucune sanction financière n’a pour l’heure été prise contre
l’entreprise, ce qui ne laisse pas d’interroger, tout comme l’absence de réactivité du contrôle général
des armées, pourtant censé superviser et auditer ce type de dossier. Dans un contexte aussi opaque, il
est de toute façon impossible de détailler avec exactitude les responsabilités de chacun. Seule une
commission d’enquête parlementaire serait en mesure de le faire.
On notera que seul l’ex-chef d’état-major de l’armée de l’air, le général Paloméros, constatant ces
défaillances à répétition, a eu le courage de refuser le passage à Louvois. Il est depuis parti servir au
sein de l’OTAN comme commandant suprême allié à Norfolk.
Le dépérissement des PME de Défense
La situation financière critique du ministère de la Défense recoupe également le problème des délais
de paiement (9 à 18 mois en moyenne) aux PME de Défense (qui ont souvent pour seule clientèle
l’Etat). La conséquence est que les PME n’ont pas les fonds de roulement nécessaires pour survivre à
de tels délais et que la crise faisant, les banques ne prêtent plus. A cela il faut ajouter la perspective
d’une contraction inéluctable des commandes de l’Etat liée aux coupes budgétaires dans les
équipements. 211 millions d’euros avaient déjà été annulés sur la mission Défense 2011 pour
rembourser une partie des 460 millions d’euros dus à Taïwan dans l’affaire des frégates après le rendu
de l’arbitrage international. Pour le budget 2013, plus de 1,8 milliard pourraient être annulés ou
décalés sur un total de 5,5 milliards. Il est à craindre que le tissu industriel des PME de Défense, déjà
précarisé et très faiblement soutenu par l’Etat (à l’inverse de la politique pratiquée en Allemagne),
risque à court terme la mort clinique. L’autre incidence de cette rétractation budgétaire est que l’effort
de recherche et développement de programmes indispensables à notre autonomie stratégique, comme
celui d’une capacité “drone”, va être dramatiquement entravé, entraînant l’achat sur étagères de
Reaper américains.
Le “dépyramidage” et le gel des avancements
Autre dossier brûlant : le gel de 30 % des avancements. Matignon a enjoint début septembre, via une
lettre de cadrage, le ministère de la Défense d’impulser une politique de dépyramidage brutale de la
structure de ses effectifs et pour ce faire de réduire du tiers les volumes d’avancement de ses
personnels militaires sur les trois prochaines années. C’est l’autre bombe à retardement avec l’affaire
des soldes : plus de perspective d’avancement au grade, plus d’augmentation salariale pour un tiers des militaires. Du jamais vu. Une politique de dépyramidage courageuse consisterait à acter une loi de
dégagement de cadres (trop de colonels et de généraux en proportion par rapport aux officiers
subalternes, sous-officiers et troupe) et à ponctionner dans les avantages du régime spécial de la 2e
section (5 500 généraux en retraite dite “active”, soit l’équivalent d’une brigade de réserve, pour
seulement 95 rappels annuels). Le ministère ne s’y risquera sans doute pas car, contrairement à un
sergent ou à un lieutenant, les généraux ont un poids politique (en interne) et une telle option
susciterait des mouvements de solidarité redoutables dans un milieu pourtant sociologiquement
marqué par l’individualisme.
Au final, on ne peut que constater avec dépit l’inefficacité totale de la politique de rationalisation
engagée avec la RGPP de 2008. Au lieu de baisser comme prévu, la masse salariale de la Défense a
augmenté : à mesure que le ministère ponctionnait dans les effectifs opérationnels, il a embauché des
hauts fonctionnaires civils (+1 438 depuis 2008) comme le rapportait la Cour des comptes en juillet
dernier.
Le bradage du patrimoine immobilier
Il faut également ajouter à ce triste constat le dossier du patrimoine immobilier de la Défense. Le
gouvernement envisage en effet d’offrir sur un plateau les emprises parisiennes du ministère à la
Mairie de Paris via une cession gratuite ou une décote de 100 % (en partie déjà opérée sur le budget
2013) pour y construire des logiciels sociaux et complaire aux demandes de Bertrand Delanoë. Ces
recettes extrabudgétaires liées à la vente de l’immobilier (rue Saint-Dominique et autres emprises dans le cadre du transfert vers Balard), qui représenteraient entre 350 et 400 millions d’euros, étaient
pourtant censées compenser les coupes dans les crédits d’équipement.
L’empilement des réformes non menées à terme et celles à venir
A ce contexte déjà tendu, il faut ajouter les problèmes liés à l’empilement des réformes depuis 2008.
Une réduction de 55 000 personnels de la Défense avait déjà été actée par le Livre blanc passé. La
Défense supportera ainsi 60 % des réductions de postes dans la fonction publique pour l’exercice 2013 : 7 234 supprimés sur les 12 298 au total. De surcroît, la refonte de la carte régimentaire (dissolution de dizaines de régiments, parfois décidée en fonction de calculs purement politiciens) qui a abouti à la création des Bases de défense, censées centraliser au niveau régional la gestion logistique et financière des emprises, et qui a été menée en fonction de postulats purement technocratiques, a abouti à créer des usines à gaz et à promouvoir un chaos gestionnaire. Les BdD ne fonctionnent pas et il est également prévu de réduire leur nombre initialement prévu (90).
Sur les difficultés non digérées des réformes passées vont enfin se greffer celles des réformes à venir
et qui seront entérinées par le Livre blanc à paraître en février prochain. Si pour l’heure, ces
perspectives ne relèvent que des secrets d’alcôve qui agitent les couloirs de la Commission du Livre
blanc, elles semblent déjà quasi actées : le gouvernement projeterait de supprimer une annuité
budgétaire complète sur la période 2014-2020, c’est-à-dire pas moins de 30 à 40 milliards sur les 220
milliards prévus sur la période par le Livre blanc¹ précédent . Une purge budgétaire qui serait corrélée
à un projet de réduction de 30 000 postes opérationnels dans les armées (la quasi-totalité dans l’armée
de terre, 3 000 dans la Marine et 2 000 dans l’armée de l’air)². Ce qui porterait les effectifs terrestres
d’ici peu à un volume équivalent à celui de l’armée de terre britannique (80 000 hommes). Jamais
l’armée française n’aura connu un volume de forces aussi faible dans son histoire depuis la
Révolution.
Un format d’armée mexicaine
Aucune des lois de programmation militaire décidées par les gouvernements de droite et de gauche, et
qui sont pourtant censées fixer le cap stratégique des armées et sanctuariser les investissements
budgétaires, si cruciaux pour maintenir un modèle d’armée cohérent, n’ont été respectées depuis la
professionnalisation de 1996. L’horizon d’un tel processus est clair : un effondrement radical des
moyens humains et matériels de nos forces, un format d’armée mexicaine (l’armée de terre compte
actuellement 173 généraux en 1re section pour un effectif de moins de 110-120 000 hommes, là où le
Marines Corps n’en recense que 81 pour un effectif quasi double de 220 000) avec une haute
hiérarchie civile et militaire à peu près épargnée en raison de considérations politiques (puisque c’est
elle qui exécute les réformes), un taux de disponibilité des matériels extrêmement faible, des forces
incapables de se projeter hors des frontières et des programmes militaires vitaux qui ne pourront être
pleinement financés (drones, renouvellement véhicules terrestres, développement d’une capacité de
cyber-défense).
Le décrochage géostratégique de la France
La parade, qui consiste à tout miser sur un modèle d’intervention indirecte (formation à l’arrière de
forces étrangères avec l’appui de notre aviation et de petits contingents de forces spéciales, comme ce
qui est prévu au Mali et ce qui a été fait en Libye) et le renseignement, ne suffira pas à empêcher le
décrochage brutal de notre influence géostratégique. Il se pourrait surtout que le Livre blanc acte
définitivement l’idée de smart defense et de mutualisation des capacités nucléaires avec l’Angleterre
(qui en tirera tous les bénéfices), achevant de décapiter ce qui restait de souveraineté stratégique à la
France après la réintégration dans l’OTAN. La route du désastre est donc parfaitement balisée.
Comment expliquer cette pression extrême sur le budget de la Défense ? Très simplement par le fait
que l’armée est la seule institution publique à ne pouvoir compter sur un contre-pouvoir syndical et
que le politique se sent, en conséquence, autorisé à toutes les oukases. On pense notamment au
scandale de la campagne double refusée jusqu’en 2011 aux militaires ayant servi en Afghanistan.
Voilà plus de soixante ans, le général de Gaulle avertissait déjà dans un discours fameux : “La Défense ? C’est la première raison d’être de l’Etat. Il ne peut y manquer sans se détruire lui-même !” Il semble que cette phase d’autodestruction soit désormais irrémédiablement engagée. Si le politique choisit la facilité et s’entête dans ce processus de désossage budgétaire de notre puissance militaire, et si le haut commandement n’y trouve rien à redire, il ne restera bientôt à nos forces, en lieu de drapeau et de fierté, que l’héritage de la ruine. On pourra alors graver au frontispice des régiments les mots de
Shelley flétrissant l’orgueil du roi Ozymandias : “Rien à part cela ne reste. Autour des décombres / De ce colossal naufrage, s’étendent dans le lointain / Les sables solitaires et plats, vides jusqu’à
l’horizon.”
¹ Le Livre blanc 2008 tablait sur une enveloppe budgétaire de 377 milliards d’euros d’investissement sur la période 2009-2020, avec une
progression nette du budget entre 2015 et 2020 (160 milliards ayant été virtuellement consommés sur la tranche 2009-2013).
² Ces 30 000 postes ne pourraient représenter qu’une première tranche et suivis de 30 000 autres sur les dix prochaines années, ce qui
rapporterait le volume des forces terrestres à un seuil critique de 60 000 hommes.
³ Pour 2013, les programmes touchés sont les suivants : le camion blindé PPT, l’Arme individuelle du futur (remplaçant du Famas), le VLTP
(successeur de la P4), le programme-cadre Scorpion de modernisation des forces terrestres et des GTIA.
⁴
Le ministère de la Défense précédent ayant en effet refusé de qualifier l’engagement en Afghanistan de “guerre” jusqu’en 2011, les
militaires partis en Opex n’ont pu prétendre aux bénéfices du dispositif de la campagne double. Parmi les régimes d’opérations qui ouvrent
un droit à une bonification des cotisations de retraite, on distingue communément la campagne double (6 mois de service valent 18 mois au
titre de la pension) de la campagne simple (6 mois valent 12 mois) et de la demi-campagne (6 mois valent 9 mois). Ce n’est ni le lieu ni la
durée de l’engagement qui détermine le régime de campagne mais sa “nature”.
Par Georges-Henri Bricet des Vallons
05/11/12